Méditation...
La spiritualité des Petites Sœurs des Pauvres suit l’élan hospitalier des Frères de Saint Jean de Dieu depuis que leur fondatrice Jeanne Jugan a rencontré les Frères Claude-Marie Gandet et Félix Massot. Les cheminements de ces deux fondateurs, Jean de Dieu et Jeanne Jugan, peuvent être mis en parallèle. Ils illustrent que la vie spirituelle n’est pas un long fleuve tranquille ! On peut distinguer quatre périodes, mais elles ne doivent pas être lues de façon linéaire : plutôt comme une spirale, les mêmes étapes peuvent se représenter à tout moment de la vie.
Le cadre de cette réflexion est inspiré d’un écrit des Frères : « Progresser dans l’hospitalité comme Saint Jean de Dieu. La spiritualité de l’Ordre Hospitalier. » (2003)
Ste Jeanne Jugan "Je ne vois plus que le Bon Dieu." / St Jean de Dieu "Tous les jours de votre vie, ayez le regard fixé sur Dieu !"
Ste Jeanne Jugan "Par l’Ave Maria, nous irons en paradis !" / St Jean de Dieu "Le Rosaire m’a toujours fait grand bien."
Ste Jeanne Jugan "Confions-nous en Lui, Il est si bon, le Bon Dieu !" / St Jean de Dieu "Le Seigneur est fidèle et constant, il pourvoit à tout."
Ste Jeanne Jugan "Je suis seulement son humble servante." / St Jean de Dieu "Quant au bien que l’homme fait, il n’est pas sien mais à Dieu."
Place à la grâce
La vie de Jean de Dieu est marquée par une soif intense de trouver un sens à sa vie. Déjà sur les routes à l’âge de huit ans, après avoir mystérieusement quitté ses parents et son Portugal natal, il est adopté par une famille espagnole et devient berger. À deux reprises, il s’engage dans la vie militaire mais ses aventures guerrières ne lui apportent qu’une sensation de vide et d’incohérence de la vie. "La mort, pensez-y bien, détruit tout, nous dépouille de tout ce que nous a donné ce misérable monde, et ne nous laisse emporter qu’un pauvre morceau de toile usée et mal cousue", écrira-t-il plus tard.
De retour à son troupeau, il se sent envahi par la tristesse, part pour le Maroc où l’insatisfaction le suit. Il expérimente l’angoisse que Saint Augustin exprimait ainsi : "Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi." Finalement marchand de livres à Gibraltar puis à Grenade, il connaît sa rencontre foudroyante avec Jésus Christ.
La jeunesse de Jeanne Jugan n’a pas été aussi torturée que celle de Jean de Dieu, mais Jeanne fait certainement aussi l’expérience du vide dans sa vie. Déjà dans sa toute petite enfance, la perte de son père et l’insécurité liée à la révolution française, puis le spectacle omniprésent des mendiants errant sur les routes, ont certainement creusé en elle un désir de vivre ”quelque chose de différent“. Tout au long de sa vie, par étapes, elle a su se désinstaller pour faire place à la grâce. L’épuisement au sortir de l’hôpital du Rosais, le décès de son amie Mademoiselle Lecoq, les ”bonnes vieilles“ prises en charge, la quête itinérante sur les routes bretonnes et angevines, le retrait à Rennes puis à La Tour, sont autant d’expériences de deuil qui ne l’ont pas précipitée dans le découragement, mais au contraire, vers l’avenir, dans un rebond de foi et d’amour.
Une route pavée d’appels
Car ces ”creux“ de la vie contiennent toujours un appel pour qui sait leur donner du sens par un regard de foi.
De son expérience guerrière, Jean de Dieu tira la leçon qu’il fallait ne jamais lâcher ses armes et combattre continuellement, mais cette fois, sur le plan spirituel. "Encourageons-nous tous, pour l’amour de Notre-Seigneur, et ne nous laissons pas vaincre par nos ennemis : le monde, le démon et la chair", écrira-t-il.
Lorsqu’il retourna à ses troupeaux, après l’armée, sa tristesse lui signifiait que Dieu l’appelait à autre chose : "devenir berger des pauvres de Jésus Christ" et il soupirait "Que Dieu me donne un jour de pouvoir le faire !" Le travail au Maroc, sur les fortifications de Ceuta, où il côtoya beaucoup de misère morale et de non-chrétiens, affina sa détermination à se mettre entièrement au service du salut des âmes. C’est ce qui le fit devenir marchand ambulant de livres à Gibraltar : il pouvait ainsi conseiller la lecture de livres pieux et distribuer des catéchismes. Ces appels répétés le préparaient à entendre celui du 20 janvier 1539, par la voix de Jean d’Avila.
Jeanne Jugan aussi a répondu aux appels successifs de l’Esprit, par son choix de ne pas se marier, par son choix de partir à Saint-Servan et de travailler à l’hôpital du Rosais, haut-lieu de misère.
Les années passant, toujours au service de maîtres et se dévouant auprès des enfants du catéchisme, des plus faibles, des mourants, elle a redit sa soif d’aller toujours plus loin dans l’amour. Par petites touches, Dieu modelait son cœur pour qu’il adhère au grand appel de l’hiver 1839, à travers l’accueil de la première Personne Âgée.
Transformation
Pour Jean de Dieu, le grand tournant de sa vie s’est manifesté de manière spectaculaire. Nous sommes au 16ème siècle et en Espagne ! L’évidence est apparue que sa vocation consistait désormais à s’incarner dans le monde de la misère humaine, supporter le mépris de ceux qui se croient normaux et témoigner aux plus pauvres parmi les pauvres qu’ils sont enfants de Dieu, revêtus de dignité.
Dans la vie de Jeanne Jugan, l’hiver 1839 amène aussi un grand bouleversement. Dieu lui parle par la voix des personnes âgées abandonnées et Son amour compatissant s’incruste en elle, ranimant sans cesse la bienveillance et la miséricorde. Maintenant, elle doit chaque jour se laisser transformer, se laisser consacrer, dans la chasteté, l’obéissance, la pauvreté et l’hospitalité. En vivant ses vœux perpétuels prononcés à Rennes en 1854, et jusqu’au bout de cette longue retraite de 23 ans à La Tour, elle se laissera "tailler par le Bon Dieu". "Toujours petite, bien petite", elle entrera dans une communion de plus en plus intime avec Lui.
Identification
L’objectif de l’Esprit Saint est là. Jean de Dieu l’exprime clairement : il veut devenir pauvre comme Jésus et comme les pauvres. Par son mode de vie, il s’identifie en tout aux malades, mangeant peu, dormant sur une simple natte, par terre, parfois sous l’escalier dans son hôpital. Par son cœur et tout son être, il s’identifie à Jésus, contemplant le monde avec un regard plein de tendresse et brûlant du désir de toucher tout homme de l’amour même de Dieu.
Devenir un autre Jésus Christ en développant la grâce de son baptême, c’est l’enseignement dont Jeanne Jugan a été imprégnée dès l’âge de 25 ans en entrant dans le Tiers-Ordre de Saint Jean Eudes.
"À la file, comme les autres !" lui crie-t-on un jour lors de la distribution de vivres par le bureau de bienfaisance de Saint-Servan. Jeanne est devenue authentiquement “sœur” des pauvres, et “petite sœur” de Jésus doux et humble de cœur.
L’identification à Jésus s’applique à la personne en chemin de sainteté, mais aussi aux frères à la rencontre desquels elle se porte. Jean de Dieu et Jeanne Jugan l’ont exprimé haut et fort, spécialement lorsqu’ils quêtaient pour les pauvres : "Faites du bien à Jésus Christ !" encourageait Jean de Dieu. Combien de fois Jeanne, la Petite Sœur Marie de la Croix, a-t-elle répété aux novices : "N’oubliez jamais que le pauvre, c’est Notre Seigneur." "Quand vous soignez les pauvres, dites en vous-mêmes : c’est Jésus, quelle grande grâce !" ?
Mais il ne faudrait pas le comprendre comme une sorte de moyen, comme si le soignant voulait atteindre Jésus ”à travers“ le pauvre. Non, le pauvre est Jésus lui-même. La grâce de l’hospitalité permet de reconnaître la présence du Transfiguré dans le visage des défigurés. L’hospitalier entre ainsi par la foi dans une profonde communion avec la Trinité vivant en tout être humain.
Jean de Dieu et Jeanne sont parvenus à la cime de la sainteté en se penchant sur l’abîme de la misère humaine. Ils nous indiquent la voie.