Si Jeanne Jugan revenait, nous trouvera-t-elle au chevet d’Anne Chauvin ?
Essai sur la manière d'évangéliser selon Jeanne Jugan. septembre 2017 - Ma Maison de Versailles
Père Raphaël Ndaphet Bazebizonza, SJ.
Le charisme de la miséricorde reçu par Jeanne Jugan se déploie toujours davantage dans cette dynamique de la nouveauté, de la croissance.
Cette année, la congrégation des petites sœurs des pauvres dispersées à travers le monde, les résidents et tous les amis de « ma maison » célèbrent en toute discrétion, mais avec une ferveur spirituelle extraordinaire, le 225ème anniversaire de la naissance de Sainte Jeanne Jugan. Toute naissance ici-bas est porteuse de consolation d’en Haut, de nouveauté. Celle de Jeanne Jugan n’en est pas moins. « Dieu me veut pour une œuvre qui n’est pas encore fondée » dira-t-elle. Il s’agit donc de l’enfantement, de la nouveauté de la vie que le Seigneur nous donne.
Le charisme de la miséricorde reçu par Jeanne Jugan se déploie toujours davantage dans cette dynamique de la nouveauté, de la croissance. Et c’est un charisme qui reste actuel, parce que les pauvres – nous a dit le Seigneur – nous en aurons toujours (cf. Jn 12, 8).
Les petites sœurs des pauvres, malgré la diminution de leurs effectifs et le vieillissement de leur personnel, continue à supporter le poids du jour et de la chaleur pour accompagner les personnes âgées. Cette mission, les sœurs ne la réalisent pas toutes seules. Elles sont épaulées par un réseau de laïcs ou simplement d’hommes et de femmes de bonne volonté, qui pensent et croient qu’il vaut la peine d’être humain et de retrousser les manches pour prendre soin des plus pauvres. Parmi ces femmes et hommes, certains s’engagent de façon systématique, afin de de servir Jésus Christ dans la personne de leurs frères et sœurs âgés. Ce sont les membres de l’association Jeanne Jugan.
Ceux-ci partagent les richesses spirituelles, héritage de Jeanne Jugan, en participant à l’apostolat d’hospitalité envers les personnes âgées pauvres ; et contribuant au rayonnement de cette œuvre dans les milieux où ils vivent et travaillent (cf. Statuts AJJ).
Cette association n’est pas une roue de secours, elle n’est pas non plus un remède à la diminution des effectifs des petites sœurs des pauvres. Même si elle a été mise en place dans le contexte de la baisse des vocations, l’origine d’une telle initiative remonte aux temps de la fondation de la congrégation.
On n’exagère pas si l’on ose dire que la congrégation des petites sœurs des pauvres est à l’origine laïque. C’est une initiative qui commence à Saint-Servan en 1817, pour stimuler la prière et la réflexion chrétienne. Jeanne fait partie d’un groupement de jeunes filles, comme le scout ou l’action catholique. C’est bien après qu’elle intégrera le « tiers ordre » eudiste. Les membres de ce groupe sont assidus à la prière et à la fraction de pain (le partage). Voilà à quoi ressemble le commencement de ce courant de miséricorde. L’origine est donc laïque. Voilà pourquoi les membres de l’AJJ ne devraient pas se sentir membres d’à côté, mais tous, maillons d’une même chaîne.
Les membres de l’AJJ sont des missionnaires.
Tout chrétien est. Nous sommes tous missionnaires. Nous ne sommes pas missionnaires à cause de la distance qui nous sépare de notre famille, ni à cause des années d’absence chez nous, mais par le degré d’attachement à nos frères, où que nous soyons. La mission n’est pas un endroit, mais une façon de faire la volonté de Dieu. Le missionnaire, c’est tout chrétien qui va par les routes « en suivant la « folie » de notre Dieu qui nous enseigne à le rencontrer en celui qui a faim, en celui qui a soif, en celui qui est nu, dans le malade, dans l’ami qui a mal tourné, dans le détenu, dans le réfugié et dans le migrant, dans le voisin qui est seul » (Pape François).
Au fond, la mission, c’est le partage de notre foi chrétienne, avec d’autres. Dans son message pour la journée mondiale de la prière pour les vocations, le Pape François nous rappelle que « tous les chrétiens sont constitués missionnaires de l’Évangile ! Le disciple, en effet, ne reçoit pas le don de l’amour de Dieu pour une consolation privée ; il n’est pas appelé à porter lui- même ni à défendre les intérêts d’une entreprise ; il est simplement touché et transformé par la joie de se sentir aimé de Dieu et il ne peut pas garder cette expérience pour lui-même : « La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une joie missionnaire » (Exhort. ap. Evangelii gaudium, n. 21) ». Nous sentons en nous – écrit le pape – cette voix divine qui nous invite à ‘‘passer’’ au milieu des gens, comme Jésus, ‘‘en guérissant et faisant du bien’’ à tous (cf. Ac 10, 38).
Le baptême n’est pas une décoration ni moins un diplôme qui certifie que nous avons passé toutes les épreuves du catéchisme. Ce n’est pas un laisser-passer pour entrer au ciel. Le baptême est une configuration au Christ. Par le baptême, chaque chrétien devient un ‘‘christophe’’, c’est-à-dire ‘‘quelqu’un qui porte le Christ’’ à ses frères (cf. Catéchèse, 30 janvier 2016). Mais comment porter le Christ à nos frères ?
Aux petites sœurs des pauvres et à toutes les forces vives de la congrégation, Jeanne Jugan indique le chemin. Je voudrais m’appesantir sur deux sens – sens comme direction – de ce chemin : l’apostolat du sourire et l’apostolat de l’oreille.
Notre rôle est d’apporter ou de faire quelque chose afin d’alléger leurs angoisses.
Comme associés, notre premier apostolat peut être celui du sourire. Jeanne Jugan disait : « il faut toujours être de bonne humeur ; nos petits vieillards n’aiment pas les figures tristes ». Nous répondons à l’appel du Seigneur auprès d’un peuple fatigué par l’âge, et donc exposé à de multiples problèmes et angoisses : la maladie, la fragilité, l’incapacité, la peur de la mort…
Nous n’irons pas aggraver la souffrance de nos vieillards. Notre rôle est d’apporter ou de faire quelque chose afin d’alléger leurs angoisses. Par notre façon d’être et d’agir (la paix, la courtoisie, la délicatesse, le sourire large et généreux), nous pouvons faire naître dans leurs cœurs, la joie qui naît du fait de se sentir aimés et, parce que aimés, pardonnés. Le sourire est le témoignage le plus crédible d’une vie pleine. Et le sourire ouvre l’autre à l’espérance.
Le pape François ne cesse d’appeler les chrétiens à être des prophètes de l’espérance, les yeux tournés vers l’avenir, là où l’Esprit pousse, pour faire encore avec nous de grandes choses. « Ma maison » n’est pas un mouroir ou un garage pour les vieillards. Elle est un espace où les personnes âgées peuvent encore rêver, grandir dans la foi, transmettre cette même foi aux générations qui se renouvellent sans cesse. Et dans cette noble de mission de la transmission de la foi et des valeurs chrétiennes et humaines, les personnes âgées ont besoin des accompagnateurs qui croient en elles et qui les aident à extraire leur vin jusqu’à la lie. La bonne humeur, est un bon stimulateur. Le sourire d’un ami rassure et affermit les pas. Le sourire crée l’espérance. Saint Augustin dit que « seule l’espérance fait vraiment de nous des chrétiens » (La cité de Dieu, 6,9,5), seule elle nous rend capables d’un avenir.
Le sourire ensoleille la journée. Qui sourit se fait « sentinelle du matin » (cf. Is 21,11-12) pour pouvoir annoncer aux autres la venue de l’aurore. Mais le sourire du chrétien, mieux du membre de l’AJJ est différent de celui d’une hôtesse de l’air ou d’un serveur de bar. L’hôtesse sourit de façon très large, mais c’est à des fins mercantiles. C’est du marketing. Le sourire du chrétien est gratuit et d’un grand prix : la paix de l’autre. C’est un sourire plus large et qui devient service de l’autre. Parce que l’amour ne croise pas les bras, mais s’implique. Saint Ignace de Loyola dit – dans les exercices spirituels – que l’amour s’exprime par des actes et se vit dans la réciprocité. Selon saint Jean-Paul II, la charité des œuvres donne une force incomparable à la charité des mots (cf. Novo Millennio Ineunte). Jésus a lavé les pieds de ses disciples. Il nous donne ce commandement nouveau : se mettre à genoux devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il dit à ses disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 17).
Pendant six ans environ, Jeanne se dévoua auprès des trois cents malades ‘teigneux, galeux, vénériens’, avec trente-cinq enfants trouvés ou abandonnés, avec des moyens pauvres et insuffisants. Et en plus de cela, elle consacre son temps personnel à des activités spirituelles comme la catéchèse (cf. Paul Milcent, « Jeanne Jugan : Fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres »). À la suite de Jeanne Jugan, les membres de l’AJJ apprennent à donner leur lit aux pauvres, en donnant de leur temps libre, en passant le temps avec les personnes âgées, en jouant avec elles. Bref, il s’agit de porter Anne Chauvin sur notre dos comme le fit à l’époque Jeanne). Ce sont là de gestes prophétiques qui concrétisent notre apostolat du sourire.
La mission de l’AJJ est de porter les pauvres : « Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger » (Mathieu 11, 30).
Combien de personnes s’enferment, encore aujourd’hui
Une autre manière d’être présent auprès des pauvres, c’est de les écouter simplement. Cette capacité de tendre l’oreille. L’écoute de l’autre ouvre les portes de la vie, de la vision du monde, du regard. L’écoute de l’autre ouvre tout ce qui enferme et donne de voir le monde différemment. Combien de personnes s’enferment, encore aujourd’hui, dans une vie triste pour n’avoir trouvé personne de disponible à l’écouter, à lui consacrer un peu de temps. Cette perte de temps salutaire. L’hospitalité qui est comme la clef du charisme de Jeanne Jugan nous toujours davantage dans l’aventure de se mettre aux pieds des pauvres qui se sentent seuls et abandonnés pour les écouter. « Personne ne construit l’avenir en s’isolant, ni uniquement avec ses propres forces » (Pape François).
Aller à la rencontre de l’autre ou accueillir est un exercice difficile, mais pas impossible. Il requiert simplement une ouverture d’esprit et de cœur. Il exige aussi l’esprit de l’exode et de l’hospitalité : sortir de soi pour accueillir avec joie la part de vérité que l’autre me communique et marcher ensemble vers la pleine vérité, la seule qui nous rende libre (cf. Jn 8,32).
C’est de cette manière – dans cette simplicité des gestes – que nous pouvons prolonger dans le temps et dans l’espace la bonté de Jeanne Jugan, conscients du fait que :« les gens qui font aujourd’hui bouger la société ne sont pas ceux dont on parle le plus, ni ceux qui s’expriment le mieux, ni même les politiques. Ce sont plutôt des hommes et des femmes très diversement situés dans la société, qui, par leur style de vie et de pensée, inscrivent les finalités humanistes dans leur parole, leurs choix, leur action. Leur attention discrète nous touche. Leur liberté nous stimule. Une simple conversation avec eux suffit parfois à changer notre regard. Ils ouvrent des perspectives. Ils attirent par la lumière qu’ils reflètent. Dans l’Évangile, Joseph, l’époux de Marie, allie en lui discrétion et rayonnement. Amoureusement donné à sa mission, il sauve Marie de la honte et du scandale. Attentif à ceux qui lui sont confiés plus encore qu’aux événements, il sauve le Sauveur du monde de la haine d’Hérode…Il lui apprend à parler et agir en homme libre et responsable dans la société » (R. De Maindreville, « L’amour de la société », Éditorial, Christus, octobre 2011).