Fondateur de l’Ordre Hospitalier des Frères qui porte son nom, “Saint Jean de Dieu“ est un homme de feu. De nos jours, sa flamme brûle toujours au cœur de milliers de Frères et collaborateurs laïcs. Comment cet incendie s’est-il déclaré au début du 16ème siècle ?
La rumeur enfle. Des curieux se penchent aux fenêtres et bientôt réapparaissent sur le pas de leur porte, se pressant en direction du bruit. Il se passe quelque chose dans cette petite ville de Grenade ! Bien sûr, tout le monde sait que ce 20 janvier 1539 n’est pas un jour ordinaire : c’est grande fête en l’honneur de la Saint-Sébastien et, de plus, le Maître Jean d’Avila est venu prêcher. Ses sermons sont si célèbres que les foules se rassemblent pour l’écouter.
Mais pour l’heure, ce n’est pas une homélie qu’on entend, ce sont des cris, des rires, des sifflets et des quolibets !
Au centre de l’attroupement : un homme. Il se roule par terre, s’arrache la barbe et crie "Miséricorde ! Miséricorde, Seigneur Dieu, ayez pitié de ce grand pécheur qui vous a offensé !" Les enfants suivent ses déambulations en lui jetant des cailloux et crient "Au fou ! Au fou !" Mais lui, toujours pleurant et gémissant, se dirige vers sa petite boutique de livres. Avec les mains et les dents, il déchire tous ceux qui traitent de chevalerie et de sujets profanes ; les livres religieux et les images, il les distribue gratuitement. Ses vêtements aussi, il les donne ! Ne gardant sur lui qu’une chemise et un pantalon, il recommence à parcourir les rues de Grenade en criant.
Cet homme s’appelle Jean. Il a 44 ans. Il vient d’entendre la prédication du Maître Jean d’Avila et ses paroles l’ont transpercé jusqu’au fond de l’âme. La conscience de ses péchés est si vive que son cœur est complètement déchiré. Sa soif de miséricorde est si puissante qu’elle le porte comme hors de lui-même ; l’évidence d’un Dieu qui l’aime et s’est humilié par amour pour lui le rend comme fou aux yeux de ses contemporains. Nous aurions sans doute jugé ainsi ce comportement si excessif...
Au bout de quelques jours, le peuple le maltraite tellement que deux hommes cherchent à le protéger et le conduisent à l’Hôpital Royal où sont enfermés et soignés les fous de la ville. “Soigné” à la manière de l’époque, à coups de fouet et de seaux d’eau glacée, Jean endure tout avec joie, par amour de Jésus Christ.
Regardant autour de lui, il constate que les malades sont tous aussi maltraités et la compassion l’étreint ; il prie tout haut : "Jésus Christ, donnez-moi le temps et faites-moi la grâce d’avoir un hôpital. Je recueillerai les pauvres abandonnés et ceux qui ont perdu la raison et je les servirai du mieux que je pourrai. " Jean reste solidement attaché pendant quelques jours puis on le laisse se promener librement dans l’hôpital. Il commence alors à servir les malades avec beaucoup d’amour. Les infirmiers se félicitent de l’efficacité de leurs traitements !
Quelques mois plus tard, Jean obtient la permission de sortir et commence sa nouvelle vie par un pèlerinage à un sanctuaire marial, à 300 kilomètres de là. Il va toujours nu-pieds, nu-tête, et mendie sa maigre subsistance.
Revenu à Grenade, frêle et affaibli, mais résolu à venir en aide aux pauvres, il trouve quelques personnes charitables, loue une maison, achète des vieilles couvertures et des nattes de jonc. L’hiver approche. De très nombreux infirmes et malheureux vivant de la mendicité cherchent à se protéger du froid en s’entassant sous les porches et les ponts. Jean va les chercher, les installe au chaud, du mieux possible avec ses faibles moyens, puis ressort le soir parcourir les rues avec un grand panier sur le dos et une casserole dans chaque main. Sa voix émouvante et persuasive touche les gens qui y déposent de quoi nourrir ses protégés. Quand les pauvres ont mangé, Jean fait la vaisselle, le ménage, puis va chercher de l’eau à la fontaine, dans la nuit.
À la fin de l’hiver 1539, l’évêque de Grenade lui suggère de s’appeler Jean de Dieu.
Ce nom est adopté tout de suite par le peuple. L’évêque lui fournit aussi un habit gris qu’il ne quittera plus. Jusque-là, il donnait facilement ce qu’il avait sur le dos, ou l’échangeait contre des haillons. On l’a même vu habillé d’une simple couverture, ayant donné tout le reste !
Mais au début de son entreprise, il est très seul. Sa réputation de fou le suit encore et personne ne veut l’aider. Cela ne l’empêche pas de déménager pour accueillir davantage de malades. Il étend même son action à des personnes souffrant d’autres détresses que la maladie, des paysans dans la misère, des veuves, des prostituées qu’il parvient à arracher aux maisons closes.
Le bien qui rayonne de lui finit par faire fondre les appréhensions et les préjugés. Parmi ceux qui viennent l’aider à soigner les malades, il y a un jeune homme, Antoine Martin qui, tout en aidant les pauvres, mène une vie dissolue. Il est venu à Grenade pour réclamer la mise à mort de Pierre Velasco, meurtrier de son frère.
Au contact de Jean de Dieu, Antoine se convertit ; à la fin de 1546, il pardonne à Pierre et le fait libérer.
Tous deux deviennent les premiers compagnons de Jean.
L’année suivante, un troisième déménagement de l’hôpital a lieu, dans un ancien couvent, très vaste. Mais avec le nombre de malades accueillis, les frais augmentent aussi considérablement ! Toute la ville a beau être acquise à la cause, les dettes s’accumulent. Jean de Dieu va quêter de plus en plus loin, chez les seigneurs de toute l’Andalousie et de la Castille. Il ira même jusqu’à Valladolid, à 700 kilomètres de Grenade, pour demander de l’aide au Roi et aux grands de la Cour. Il est très bien accueilli et y reste plusieurs mois. Chaque jour, il distribue aux pauvres de Valladolid ce qu’il a reçu à la Cour ! Certaines personnes le connaissant lui en font le reproche : "Frère Jean de Dieu, pourquoi ne gardez-vous pas l’argent pour vos pauvres de Grenade ?" Ce à quoi Jean répond :" Frères, le donner ici ou à Grenade, c’est toujours faire le bien pour l’amour de Dieu, qui est partout." Cette propension à donner sur-le-champ ce qu’il a dans les poches n’aide pas à éteindre ses dettes... Il revient à Grenade avec de l’argent mais trouve aussitôt de nouveaux besoins. L’angoisse de l’endettement le poursuivra jusqu’à la fin. Quand il se sentira proche de la mort, il écrira en deux exemplaires tous les détails : le nom des débiteurs et les montants dus ; ce fut son testament et c’est l’archevêque de Grenade qui en hérita !
8 mars 1550
"Jésus, Jésus, je me confie à toi." La voix forte et claire de Jean a résonné dans la pièce pour la dernière fois. Il n’a que 55 ans, mais douze ans de privations l’ont épuisé. Il est sorti de son lit et s’est agenouillé, serrant contre lui un crucifix. Il est resté là, mort à genoux, dans cette attitude de supplication si souvent prise au cours de sa vie.
L’Œuvre hospitalière
Avant de mourir, Jean de Dieu a confié à Antoine Martin, son premier compagnon, la responsabilité de l’hôpital et des quatre autres Frères. Son exemple est fidèlement suivi, transmis, et sa famille spirituelle ne cessera de répondre à l’appel des pauvres. Le 1er janvier 1572, le Pape Pie V érige canoniquement la Congrégation de Jean de Dieu et lui donne pour Règle celle de Saint Augustin. Les Frères sont alors établis à Grenade et présents dans plusieurs autres villes d’Espagne. Leur nombre augmente et certains vont ouvrir des hôpitaux dans d’autres pays.
De nos jours, l’Ordre Hospitalier est présent sur les cinq continents où les Frères ont fondé des hôpitaux mais aussi des maisons de retraite, accueils de jour, centres de rééducation. Ils sont aidés par de nombreux laïcs qui partagent leur spiritualité. Tous tentent de suivre Jean de Dieu dans son immense élan de charité hospitalière.