Sœur Emmanuel, Caroline Sheppard
Je voudrais toujours être avec Jésus. Je voudrais vivre dans le Bon Dieu, me perdre en Lui.
Son père est propriétaire d'un important magasin d'orfèvrerie de Londres. Caroline naît dans cette ville le 4 mars 1823. Ses parents adhèrent à la religion des Unitaires, qui s'oppose au christianisme principalement par l'affirmation que Dieu est unique et par conséquent que Jésus n'est pas Dieu. M. Sheppard inculque à ses cinq enfants son attachement invincible aux principes de l'unitarisme. Leur éducation est très soignée comme il se doit dans une famille typiquement victorienne. Caroline étudie la musique, les langues étrangères, fait de la broderie et de l'équitation. Vers l'âge de 13 ans, elle passe deux ans à Amiens pour perfectionner son français. Une grande amitié s'y tisse avec Emilie Filliot. À 23 ans, un nouveau séjour de dix mois à Paris pour parfaire l'étude de la musique, de l'allemand et de la philosophie, la fait aussi réfléchir sur le mystérieux attrait qui la pousse dans les églises. En y repensant un an plus tard, elle écrira : "Au dernier carême, j'étais à Paris. Quoique unitaire, j'allais souvent à la messe parce que, je ne sais comment ça se fait, mais j'aimais toujours rester dans les églises ; et tout en trouvant ce que j'y voyais, bien, bien absurde, je sentais que c'était bon d'être là."
Entre Paris et Londres, Caroline s'arrête à Amiens, dans la famille Filliot. Son amie Émilie la présente à sa tante, Rosé Paris, qui elle-même la conduit à un prêtre catholique l'abbé Cacheleux. La grande curiosité intellectuelle de Caroline la pousse à connaître le catholicisme. « Mais soyez tranquille, jamais je ne serai catholique » écrit-elle à son père. Elle espère même convertir à l'unitarisme l'abbé Cacheleux : « Une âme si droite est faite pour la lumière, je la lui montrerai. » Entre eux deux, les discussions sont passionnées. Peu à peu, Caroline sent fondre en elle ses préjugés sur le catholicisme : « Je le croyais déraisonnable, et pourtant il va si bien à l'intelligence; on les dirait faits l'un pour l'autre." La vérité se fait jour en elle mais elle ne peut se l'avouer encore : "Non, c'est impossible, je ne me ferai pas catholique. » Un jour, l'abbé Cacheleux lui propose d’aller à Albert, où se trouve le sanctuaire marial de Notre-Dame de Brebières.
"J'aime à me rappeler ce pèlerinage... Pour la première fois, je m'écriais : O Marie, si vous avez de la puissance, s'il est vrai que vous pouvez nous obtenir quelque chose, je vous demande de m'obtenir la grâce de connaître la vérité telle qu'elle est ; et si je la trouve dans l'Église catholique, je prie Dieu de me donner la force, le courage de l'embrasser. C'était la première fois que j'avais parlé à la sainte Vierge, je craignais beaucoup d'avoir mal fait..." Le soir de ce jour, Caroline est devenue catholique. Elle écrit une longue lettre à son père : "Et maintenant, papa, que pouvais-je faire ? Est-il possible de nier le soleil quand on le voit dans son plein midi ?" La réponse de M. Sheppard est foudroyante ! Caroline a juste le temps de recevoir l'Eucharistie pour la première fois que son frère arrive pour la ramener à Londres.
L'affection qui la lie à ses parents rend d'autant plus pénibles les mois qui suivent. Elle doit sortir de la maison familiale en secret (avec la complicité de la bonne) pour aller de temps en temps à la messe.
Dès son entrée dans l'Église catholique, Caroline a pensé à la vie religieuse. Bien qu'apparemment tout à fait irréalisable, cette idée ne la quitte pas. "Je ne suis pas convaincue que la vie d'un couvent est plus agréable à Dieu qu'une vie vertueuse dans le monde, cependant la pensée de cette vie me suit toujours... Tantôt, elle me paraît un grand sacrifice que je dois faire, tantôt non pas un sacrifice, mais un bonheur auquel je ne pourrai jamais aspirer..." D'ailleurs, sa famille fait des projets de mariage ! Mais l'appel se fait plus précis : "J’aimerais être sœur de charité, me consacrer pour toujours à mon cher Seigneur par la pauvreté, la chasteté, l'obéissance, passer ma vie à servir les pauvres et les malades pour son amour." Elle se décide, un 15 août, à en parler à son père... "Mon père déclara qu'il aimerait mieux me voir morte. » Huit mois passent. Un billet rapidement écrit le 26 juin 1851, arrive chez ses amis d'Amiens : « Lundi matin, ô jour de bonheur, je pars pour Paris (...) Je pars sans le consentement de ma famille (...) L'Ordre que j'ai choisi est l'Ordre des Sœurs des Pauvres. On les appelle à Paris les Petites Sœurs des Pauvres et on fait la quête pour la nourriture de leurs protégés et pour elles-mêmes."
Comment a-t-elle connu les Petites Sœurs ? Elle ne le raconte pas elle-même. Nous savons seulement qu’avant d'en être retirée par son père, elle a partagé pendant quelques semaines la vie de la première communauté d'Angleterre. Fondée en avril 1851, la Mère supérieure n'en est autre que Virginie Trédaniel, la jeune orpheline accueillie par Jeanne Jugan en 1838 à La Mansarde et qui est devenue Sr Marie-Thérèse de Jésus. Comme aucune des cinq Petites Sœurs envoyées à Londres ne parle l'anglais, l'aide de Caroline a dû être bien appréciée !
À Paris, Caroline reçoit le nom de Sr Emmanuel. Ses lettres respirent le bonheur : "Qui aurait pu dire que je retournerais en France, non plus pour toutes sortes de vanités, mais pour renoncer à tout, pour me donner tout entière et sans réserve à Notre Seigneur Jésus Christ !" Novice, elle sort chaque jour faire la quête et y trouve un attrait particulier. Mais un noviciat plus structuré est établi à Rennes. C'est là que Sr Emmanuel prononce ses vœux temporaires le 8 décembre 1852. Sr Marie de la Croix, Jeanne Jugan, se trouve certainement dans l'assemblée ; elle est entrée cette année-là dans Unique portrait connu de sa longue période de silence et d'enfouissement qui se poursuivra à La Tour St Joseph à partir de 1856. Elle sera donc aussi présente lorsque Sr Emmanuel y fera sa profession perpétuelle le 26 juillet 1860.
"Je serai contente de quêter n'importe quoi et n'importe où, d'être envoyée avec un grand panier quêter dans les boutiques et dans les rues de Paris pour nos vieillards." (Sr Emmanuel, Novice, 1951)
Devenue Sœur Emmanuel, elle passe les trente-trois ans de sa vie religieuse à explorer les richesses insondables de la "béatitude des pauvres", que Jeanne Jugan a choisie comme pierre angulaire de son Institut. Chargée des fondations en Grande-Bretagne, elle vérifie à chaque pas la force irrésistible de la charité, au service des plus indigents, des vieillards partout pareils, au cœur transis, plus affamés de tendresse que de pain.
À partir de 1861, Sr Emmanuel retraverse la Manche. Elle aura passé neuf années très actives et fructueuses à Paris mais on a besoin d'elle pour poser les fondations d'une nouvelle maison à Londres. D'autres maisons naissent en Angleterre, en Ecosse, en Irlande, la liste en serait trop longue! Sr Emmanuelle va de l'une à l'autre, parfois Bonne Mère, toujours avec la quête dans le sang! Elle sera, selon l'expression du Père Lelièvre, "l'instrument spécial de Dieu pour tout ce que les Petites Sœurs font de bien dans le Royaume-Uni." La vie itinérante qu'elle mène alors évoque celle de Sr Marie de la Croix parcourant l'Ouest de la France pour venir au secours des fondations, ici ou là. "On prie et on quête, on court en priant et on prie en courant; dire la peine que Sr Emmanuel se donne serait à n'être pas cru" écrit encore le Père Lelièvre à propos de Birmingham. Tout un réseau soutient ces maisons, en particulier les membres de la fameuse "Tirelire" née à Amiens, ce qui nous vaut une abondante et passionnante correspondance.
La maison de Londres Ste Anne la reçoit en 1879. Ce sera sa dernière étape. Des crises d'asthme de plus en plus fortes finissent par lui ôter la force de sortir en quête. En 1882, elle écrit à l'abbé Cacheleux : "Je ne voyage plus depuis plusieurs années. Je suis toujours à Londres dans mon petit emploi de la porterie et du soin de la chapelle. Je suis on ne peut plus heureuse, comme vous savez que j'ai toujours été depuis mon entrée chez les Petites Sœurs des Pauvres."
Le trésorier de "La Tirelire", M. Marest, reçoit une dernière lettre d'elle en janvier 1884. Il y a ajouté cette simple mention : "Morte à Ste Anne le 28 mars 1884."
Cette voyageuse infatigable ouvre sans le savoir des chemins œcuméniques! (…) Chaque fondation suscitait des remous hostiles à l'invasion papiste que l'on observait de très près, non sans étonnement, pour céder finalement aux arguments massifs de la charité parfaite qui n'attend rien en retour des services rendus. Témoin de l'Église des pauvres aussi ancienne que l'Évangile, Sœur Emmanuel voyait à chaque nouvelle fondation des protestants rivaliser avec les catholiques en libéralités joyeusement gratuites, selon le précepte du Seigneur, commun à tous, et frayant les chemins de l'UNITÉ. Depuis cent ans, à son exemple, les Petites Sœurs des Pauvres en Grande-Bretagne ont abattu par leur humble exemple des murs de préventions accumulés par les siècles, et elles ont amorcé ce dialogue de charité que Vatican II a consacré de tout le poids de son autorité comme signe et moyen de convergence œcuménique. (Cf. Maria Winowska, La Béatitude des Pauvres)