"Je sais que je sers un Maître auprès de qui la volonté d'un cœur sincère fait plus que les talents. Mon ignorance compte sur sa science, ma pauvreté sur sa richesse, ma faiblesse sur sa force.
Artisan de fondations
Ses œuvres le louent par elles-mêmes. Il avait été l'un des principaux instruments de cette merveille...
Le Père Ernest a-t-il entendu Jeanne Jugan tressaillir de joie dans l'Esprit Saint(cf. Lc 10,21) lorsqu'elle parle aux Petites Sœurs novices de la pauvreté ? "C'est si beau d'être pauvre, de ne rien avoir, de tout attendre du bon Dieu !" Une telle parole, audacieuse et exigeante s'il en est, traduit le cœur de sa vie, sa façon propre d'aller à Dieu ou plutôt de se laisser attirer par lui. L'amour des pauvres en est l'autre face : "Mes petites, n'oubliez jamais que le pauvre, c'est Notre Seigneur. Soignez bien les bons vieillards, car c'est Jésus lui'même que vous soignez en eux... Rendre les pauvres heureux, c'est tout". Deux courant, puisés à la source de l'Amour infini, cet Amour qui, en Jésus, "s'est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté" (2Co 8,9).
A ce charisme de fondatrice de Jeanne Jugan, Dieu fit au Père Lelièvre la grâce de communier d'une façon exceptionnelle. Tout en lui - sa vie, ses prédications, ses conseils - traduit cet amour ardent pour le Seigneur et les pauvres. De ces derniers, il dira : "Tout ce que j'ai, ils l'ont eu, ma fortune et ma vie, sans compter mes dettes". L'histoire des fondations dit assez ce qu'il assuma de fatigues, d’inquiétudes, d'angoisses pour les tirer de la détresse. Il ne s'en contente pas. Pauvre parmi les pauvres, voilà ce qu'il veut être, dans ses vêtements, son logement, sa nourriture. "L'amitié rend semblable à ceux qu'on aime."
Là où il passe, c'est lui qui, de jour et de nuit, se tient prêt à les aider de son ministère sacerdotal. Mais, dans cette aide, aucune contrainte. Bien au contraire, un respect absolu de leur liberté de conscience et un sens aigu de leur dignité. Ses conseils sont d'une force et d'un réalisme étonnants. "C'est comme pauvres qu'ils viennent chez nous, disait-il aux Petites Sœurs, et ce qu'ils demandent de vous tout d'abord quand ils entrent, c'est du pain. IL y aurait donc de notre part impertinence et cruauté à leur servir des sermons au lieu de commencer par leur donner à manger. C'en serait une autre de prendre occasion de cette assistance matérielle pour extorquer d'eux à ce prix la promesse d'une conversion moralement forcée. Tout pauvre qu'il est, le pauvre est un homme, et agir ainsi serait faire outrage en lui à la dignité de l'homme. Aussi bien, qu'on le sache : sa pauvreté le tient d'autant plus en garde contre toute tentative ou apparence de contrainte. Déjà même votre bienfait lui est chose suspecte, comme un appât attentatoire à son indépendance, et auquel sa fierté lui défend de se laisser prendre. sa conscience d'homme libre a, à cet égard, des ombrages jaloux. Elle peut bien consentir à se laisser éclairer, persuader, guider même, mais contraindre, jamais... Si elle se rend finalement, elle entend que ce soit non à un homme, mais à Dieu". Avec sagesse, il conseille aux Petites Sœurs : "Profitez d'une question, d'un doute; suivez le courant de la grâce, prenez le moment de Dieu."
"En ce moment qui est peut-être le dernier pour moi, étant encore en pleine connaissance, je tiens à protester qu'en aucune sorte je n'ai travaillé pour mes intérêts propres, ni cherché à gagner les créatures. Jésus-Christ est le seul maître ; c'est lui seul qu'on doit servir, lui le roi immortel des âmes !" - Ernest Lelièvre, peu avant sa mort en 1889
Ce courant de la grâce, il le puise dans l'Eucharistie et dans la Bible.
L'un et l'autre sont bien une même manne céleste, sous deux formes. Il semble que je comprends, mieux que jamais, confie-t-il, que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu... Un longue expérience m'en a donné une intelligence joyeuse. Le feu recélé sous les mots divins, où tout est esprit et vie, n'est pas d'ailleurs tellement latent qu'il ne s'en dégage de sensibles influences ; il éclaire, il échauffe ; et parfois les traits qui en jaillissent ont un éclat si vif que mes yeux en sont éblouis..."
"On ne sait pas le bonheur qu'il y a d'être tout à Dieu, si on ne l'a goûté. Si je vous ouvrais mon âme, il est probable que ce que je vous en dirais vous paraîtrait exagéré, puisque je ne puis le comprendre moi-même. Dieu a été miséricordieux pour moi. Je lui dois tout, j'attends tout de lui; il est ma vie". (Lettre écrite à M. Despierre, 1956)
Dans un recueil manuscrit d'un peu plus de cent pages, prêché en même temps qu'écrit, il développe le thème de la "Présence de Dieu" à partir de la réponse de Yahweh à Moïse, effrayé par la difficile mission de délivrer ses frères : "Je serai avec toi" (Ex. 3,12). "Le Seigneur est avec vous; tout est là... Pour le peuple que Moïse avait mission de conduire, c'était un crime de douter que Dieu fût avec lui. Et vous, n'êtes-vous pas aussi sa famille, son peuples? Chacune de vos maisons n'eut-elle pas cent fois la preuve de sa prédilection ? Votre Dieu ne vous a-t-il pas tirées de l'Egypte ? Ne vous a-t-il pas donné la manne ? N'a-t-il point marché devant vous ? Ne fut-il point au milieu de vous quasi vir pugnator (tel un combattant) ? Est-ce que ces choses ne se passaient pas chaque jour pour vous redire chaque jour : "Vous êtes dans la maison du Seigneur, et ce lieu est celui qu'il se plaît à habiter ?"
Comment ce missionnaire, ce fondateur, ce perpétuel voyageur, excédé de travaux, a-t-il pu, en outre de la plus volumineuse correspondance, trouver le temps et la liberté nécessaire pour écrire, esquisser du moins 1.500 pages environ d'un ouvrage dont il nous a laissé le premier jet ? ... Ce devait être une sorte de somme complète, à la fois historique et théologique, de la charité... Plus de soixante cahiers, format écolier, furent remplis par ce travail... Il lui donnait pour titre : Le devoir de la charité... L'ouvrage ne fut pas publié; il ne pouvait l'être. C'était à peine une ébauche, pour riche qu'elle fût".
Le temps manqua au Père Lelièvre pour y mettre la dernière main. doit-on regretter ? Sa plus belle oeuvre n'est-elle pas son existence même, véritable hymne à la charité ?
Le Seigneur est avec vous; tout est là.
"Je sais que je sers un Maître auprès de qui la volonté d'un coeur sincère fait plus que les talents. Mon ignorance compte sur sa science, ma pauvreté sur sa richesse, ma faiblesse sur sa force. Et je sais d'une manière très positive que, de tous les calculs que je puis faire, le plus sage est de m'abandonner à Lui."
La prédication de Lelièvre surnaturalise tout dans la vie des Petites Sœurs.
"Peut-être vous sentez-vous mal à l'aise dans la maison où vous êtes ? Vous pensez peut-être à en changer? Demeurez, dit le divin Maître: je serai avec vous! Vous recevez de vos supérieurs une mission difficile, il faut parler, je ne sais que dire; il faut agir, je ne sais que faire : Je serai avec toi, vous dit Dieu comme à Moïse. ..."
Aux Soeurs quêteuses il disait : "Vous allez par les rues. Dans cette foule, où trouverez-vous le Seigneur? Vous attendez dans ce salon: où est l’Époux de vos âmes? Il est là. Si la porte est fermée, il vous suit du regard derrière les barreaux de la fenêtre, comme dit le Cantique. Vous le croyez, n'est-ce pas? Recueillez-vous donc sous ce regard, inspirez-vous de cette présence; et si vous avez à parler, vos paroles seront quasi sermones Dei."
"Il faut se lever la nuit une fois bien, mais cinq, mais dix, pour ce pauvre qui appelle encore, qui appelle toujours? Allez, ma Sœur! Votre Mère n'est pas là, personne ne vous verra vous fatiguer à ce travail, dans cette veille? Qu'importe, allez encore. Chacun de vos pas est compté par le regard et enregistré par le cœur de Jésus."
"Une âme attentive à la présence de Dieu n'est jamais moins seule que quand elle est plus seule : elle a près d'elle l’Époux et, comme dit le Cantique, elle s'assoit près de lui, tranquille et heureuse, comme on s'assoit à l'ombre pour se reposer."
d'après le recueil manuscrit sous le titre général de Présence de Dieu, prêché en même temps qu'écrit.
"Il était riche, riche à million ; il était jeune, il était beau, il était distingué, instruit ; il était docteur en droit, il parlait bien, écrivait bien, savait les langues. Il plaisait beaucoup, il était aimé parce qu'il était aimable ; avec un beau caractère, de la noblesse d'âme, l'entourage d'une grande famille, de belles amitiés, tout ce qu'il faut pour parvenir au faîte de la fortune, des honneurs, de la gloire peut-être.
Il avait cela, il était cela, quand un jour, à vingt-six ans, on le vit soudain partir pour Rome, entrer à l'Académie ecclésiastique des nobles, s'y donner à Dieu, recevoir les ordres sacrés, devenir un saint, faire l'admiration des saints, faire l'édification et le charme d'un cénacle d'élite d'où sont sortis plus de dix princes de l'Eglise. Mais lui, cette fois encore, quitte tout cela, laisse tout cela, rentre en France, y reçoit obscurément l'onction sacerdotale ; et, le lendemain, tombant aux genoux de son père très aimé, et, lui demandant pardon de s'arracher de ses bras, il lui déclare, de par Dieu, que son emploi sera désormais, et pour la vie, l'humble service des petites servantes de Jésus-Christ dans le pauvre.
Pendant trente-cinq ans entiers, on vit un prêtre misérablement vêtu, non moins pauvrement nourri, se faire mendiant pour le pauvre, afin de donner au pauvre du pain, un foyer, un abri, et avec quel oubli de soi, mais en même temps avec quelle bonne grâce d'esprit et quelle confiance joyeuse ! C'était le millionnaire d'autrefois ; il avait lui-même tout donné : "Oh ! disait-il un jour, on voudrait pouvoir se ruiner deux fois, mais n'a pas deux fortunes qui veut !" Il est en France,il est en Angleterre, en Ecosse, en Irlande ; il est en Amérique, en Algérie, en Espagne, en Italie, et partout sous ses pas se lèvent des asiles pour la vieillesse indigente : "On se vendrait soi-même pour une telle 'charité !' s'écrie-t-il dans une lettre. Et de vrai, il est lié ; la chaîne qu'il traînera à perpétuité est la chaîne des dettes ; mais avec elle il porte une confiance en Dieu qui lui donne des ailes. Scio cui credidi, aimait-il à redire. Dieu ne lui fit jamais défaut ; et c'est toujours au moment où il n'a plus rien qu'il entre dans la puissance créatrice et rédemptrice de Celui qui a fait tout de rien.
Je ne dirai pas combien d'asiles de vieillards lui doivent leur établissement. Je lis seulement ceci : "L'oeuvre hospitalière qu'il servit comptait une trentaine de maisons quand il s'y associa ; quand il mourut, elle en comptait deux cent soixante, et il avait été sans conteste le principal ouvrier de cette merveille dans les deux mondes." A ce travail, il s'usa ; à ces courses de jour et de nuit, il se tua. Il s'en rendait compte, et il disait : "Ce serait à recommencer, que je me tuerais encore davantage !"
Ces choses, qui les dira ? Qui racontera ses hardiesses, ses luttes, ses angoisses, ses détresses, ses heures de désespérance humaine qui deviennent aussitôt les heures de l'assistance divine ? Puis, qui rendra le sentiment de surhumaine compassion qui l'attachait à ces malheureux et à ces malheureuses dont les histoires sont les joyaux de ses lettres ? Il leur est amis, il leur est frère, il leur est fils. Mais pardessus tout il est prêtre. Il voit Jésus-Christ dans le pauvres, il donne Jésus-Christ aux pauvres. Sous les centres de ces vieux coeurs que l'âge a glacés, il cherche, il retrouve, il ravive de son souffle l'étincelle du feu sacré, et il y rallume le flambeau d'une foi et d'une espérance qui, dans la main de ces infortunés, va illuminer l'entrée dans l'éternel bonheur.
Ce prêtre, un de ceux assurément qui ont honoré le plus l'Eglise de France, en ce siècle, repose maintenant sous une pierre d'un petit cimetière, dans une campagne de la Bretagne. Son nom y est populaire. Ailleurs il est inconnu ou il est oublié, comme il a voulu l'être. Il faudra bien qu'un jour quelqu'un nous le fasse connaître..." *
Gruson (Nord), villa Jeanne d'Arc, En la fête de sainte Thérèse, 15 octobre 1904. Mgr Louis Baunard
*Extrais de la Préface "Ernest Lelièvre et les fondations des Petites Sœurs des Pauvres d'après sa correspondance 1826-1889"
Les personnes qui obtiennent des grâces par l'intercession du Père Ernest Lelièvre sont invitées à écrire à la
Maison-Mère des Petites Sœurs des Pauvres,
3 La Tour St Joseph-35190 Saint Pern
ou
Par mail
Sources :
- Ernest Lelievre et les fondations des Petites Sœurs des Pauvres d’après sa correspondance, 1826-1889, Mgr Louis Baunard, 503 pages, CH.Poussielgue, 1906.
- Ernest Lelièvre, livret commémoratif, Petites Sœurs des Pauvres, 80 pages, 1989.